Athlétisme
Auriana Lazraq-Khlass : « Quoi de mieux que de s’éclater sur le stade ? »
ATHLÉTISME – Entretien avec Auriana Lazraq-Khlass, vice-championne d’Europe de l’heptathlon, après deux jours de folie à Rome. La Messine revient sur cette incroyable compétition soldée avec un record personnel pulvérisé, avec 6 635 points. Elle parle aussi de ses changements opérés cet hiver. Elle se projette avec envie sur les Jeux Olympiques. Elle évoque aussi ses progrès depuis deux ans.
Auriana Lazraq-Khlass : « Cette médaille a été une très grosse surprise »
Auriana es-tu remise de tes émotions ?
Auriana Lazraq-Khlass : Parfois oui, parce que je suis retournée à l’entraînement. Et il faut avoir les pieds sur terre quand tu t’entraînes. Mais parfois non. Il suffit qu’on m’en reparle et j’ai les émotions qui montent. Je suis une émotive (rires). Et si on me parle des JO, c’est encore pire, je me mets à pleurer (rires).
Tu avais dit que tu étais en forme, mais tu t’attendais à pareille performance et cette médaille ?
Non du tout. Franchement, cela a été une très grosse surprise. Évidemment, quand tu y es, tu te bats pour cette médaille. Mais je n’avais pas prévu ce scénario-là. C’est aussi pour cela qu’elle est aussi belle.
Est-ce que tu le sens dès la première épreuve, qu’il se passe quelque chose de spécial ?
Non, je ne me suis pas enflammée au 100 m haies, car je savais que j’allais faire une bonne performance et que j’allais battre mon record. Ils m’avaient un peu énervée en me mettant dans la série avec les moins fortes dans la discipline. Je voulais leur montrer que ce n’était pas ce que je valais. J’ai vraiment compris que je pouvais faire quelque chose, à partir du lancer de poids. C’était vraiment la perf’ qui sort et qui est dans un autre monde, même pour moi. Je pensais battre mon record, un petit 14.30-50 m. Voir les 15 mètres s’afficher, c’est une grosse étape dans ma vie d’athlète. Et cela m’a directement projeté sur le podium à ce moment-là. Je me suis dit : « Ah oui, je peux vraiment faire quelque chose là ».
Auriana Lazraq-Khlass : « C’est aussi le score qui m’a mis le cul par terre »
C’est là que c’est difficile, tu fais une grosse première journée, mais il faut bien récupérer et éviter de revenir trop à la réalité avant la deuxième journée.
Oui, parce que le travail n’est pas fini. Ce n’est pas comme les spécialistes où en une heure de temps, c’est plié. C’est aussi la complexité de l’hepta, il faut rester dedans. J’avoue que j’ai mieux dormi qu’à Budapest. À Budapest, c’est ma première expérience. Je crois que j’avais dormi quatre heures. Là, j’ai réussi à dormir sept heures, waouh (rires).
Ce qui n’est pas si mal…
Oui, ce n’est pas si mal. Franchement, j’ai abordé la deuxième journée assez sereinement. Ce n’était que positif. Je ne me suis pas retournée sur ma première journée. Ce qui est fait est fait et il me restait beaucoup à faire. Je prenais les choses étape par étape. Je suis rentrée, je savais que je devais faire mes soins kiné, manger et me reposer. Et le lendemain, on recommençait. Je n’étais pas sortie de mon heptathlon. Cela faisait partie de la compétition.
Tu évoques Budapest. Peut-être que sans cette première grande expérience, tu ne fais pas cette deuxième journée à Roome.
Budapest m’a beaucoup servi. Mais je l’ai dit en off à mon coach, mais j’ai l’impression que cet hepta a rassemblé toute l’expérience que j’ai pu vivre avant. Le point de rencontre de tout ce que j’avais pu vivre avant. J’ai l’impression de m’être servi des expériences aussi bien positives que négatives dans ma vie. Tout s’est regroupé dans cet heptathlon, pour que cela se passe bien.
C’est un podium de qualité, entre Nafissatou Thiam et Noor Vidts.
(Elle rit) Non, je ne suis pas entre n’importe qui et avec n’importe quelle performance. En plus d’être entourée de grandes dames de l’hepta et du penta, c’est le score qui m’a mis le cul par terre. Je n’étais pas assise, car j’étais trop heureuse. Mais cette performance, je ne m’en suis pas remise tout de suite. Pour remettre dans le contexte, l’année dernière, j’ai fini ma saison par le Décastar de Talence. Je ne fais même pas 5 600 points. Cela veut dire que j’ai fait 1 000 points de plus. C’est énorme. En plus d’avoir fait la 3e meilleure performance mondiale de l’année, en plus d’avoir fait la 3e performance française de tous les temps. Plein de titres qui s’ajoutent au CV, ce que je n’avais pas anticipé.
Auriana Lazraq-Khlass : « Si j’avais pensé à la médaille et au sérieux, je l’aurais perdue »
À Budapest, on a découvert ta fraîcheur. Mais tu ne jouais pas de médaille. Là, en jouant la médaille, tu as réussi à conserver ta fraîcheur. Comment as-tu fait pour la conserver, avec les enjeux ?
Si j’avais retrouvé mon sérieux, c’est là que j’aurais perdu ma médaille. L’athlétisme, bien que ce soit un sport individuel que l’on peut trouver assez sérieux dans toute l’approche, cela reste un jeu. Un sport ! Quoi de mieux que de s’éclater sur le stade ? De rester léger. Au pire, je n’arrivais pas à lancer le javelot aussi loin. Écoute, je pleurais et puis c’est tout (rires). Cela reste du sport. Si j’avais pensé à la médaille en termes de sérieux et de ses conséquences, c’est clair que je l’aurais perdu.
Tu n’avais plus grand-chose à perdre.
J’avais gagné ! J’avais les minima, je savais que j’allais aux Jeux. Franchement, au tout début de l’heptathlon, quand j’arrive à Rome, je n’ai déjà pas grand-chose à perdre. J’étais en milieu de tableau mais en forme. J’y allais pour tout donner.
Quand on se replonge dans ton début d’année, tu fais des choix forts. Le premier de ne pas faire de pentathlon en salle. Qu’est-ce qui avait motivé ce choix ?
Rétrospectivement, cela m’a énormément frustrée. Je suis arrivée aux championnats de France d’épreuves combinées, le couteau entre les dents. Cela m’avait trop manqué. Les épreuves individuelles, ce n’est pas la même mentalité (Auriana Lazraq-Khlass a fait des sorties cet hiver sur diverses épreuves, avec quelques records personnels). Ce n’est pas le même engagement. Cela va sept fois plus vite sur les épreuves individuelles. Cela m’a fait beaucoup progresser sur l’approche de chaque épreuve. Grâce à ma saison en salle, j’ai pu, après chaque épreuve, passer à autre chose plus rapidement. En me concentrant sur une nouvelle épreuve. Comme si cela effaçait ce qu’il s’était passé. Je ne l’aurais pas trouvé en restant dans le pentathlon l’hiver.
Auriana Lazraq-Khlass : « Mon coach me dit que j’ai une très bonne résilience »
Ton deuxième choix fort est de changer ta technique au poids. En passant de la translation à la rotation.
Carrément. En plus, tout cela s’est bien goupillé. C’était mon coach référent, Julien Choffart, qui m’a fait changer de technique. Puis, il se trouve que, grâce à une circonstance favorable, on a rencontré Lothar Altmeïer, mon coach allemand (pour les lancers), pour continuer ma formation en rotation. Franchement, au début, je ne vais pas mentir, cela me faisait beaucoup stresser. Il y avait un entraînement qui se passait bien, parce que j’étais détendue. Un qui se passait mal parce que j’étais énormément stressée par le changement de technique. Au fur et à mesure des entraînements, j’ai pris confiance. Et on a fait un très bon travail entre Julien, Lothar et moi. J’ai réussi à m’exprimer au bon moment, en étant assez confiante sur cette nouvelle technique, pour pouvoir m’exprimer.
Tu as, en plus, été en difficulté à la hauteur tout l’hiver et même à Oyonnax. Tu avais confiance en toi au moment de t’élancer à Rome, pour au moins faire 1.74 m ?
(Elle rit) Mon coach me dit que j’ai une très bonne résilience. Je ne prends pas trop de négatif. Quand c’est passé, c’est passé. J’ai foiré ma hauteur cet hiver, Oyonnax ce n’était pas dingue, ce n’était qu’une question de repères. En grand championnat, je vois les filles passer les barres les unes après les autres. Et je ne suis pas plus nulle qu’elles. J’ai déjà fait 1.77 m dans ma vie et il n’y a pas de raisons de ne pas les refaire au bon moment. Je suis une optimiste. Cela aurait pu faire 1.69 m comme à Oyonnax. Mais l’état d’esprit en a voulu autrement.
Mine de rien, c’est un sacré pari en année olympique.
Oui, c’est clair. Comme je le disais pour le moi, cela m’a fait beaucoup stresser dans la prépa. On ne voit pas ce genre de choses sur le stade. Je suis en confiance et on nivèle le terrain, avant d’arriver en championnat, pour être sûr que j’ai toutes les cartes en main au moment où il le faut. C’est des choix qu’il faut assumer. Mais il s’avère que c’est payant. Il faut la mentalité pour l’assumer. J’aime la nouveauté.
Auriana Lazraq-Khlass : « Je ne me mets pas la pression sur une médaille à Paris
Est-ce que tu considères que tu as lancé la dynamique française à Rome ?
Ce serait prétentieux de dire cela. Mais c’est vrai que des athlètes sont venus me remercier pour ce que j’avais fait et qui m’ont dit qu’ils avaient trop envie d’aller sur la piste après m’avoir vu. Envie d’aller ce qu’ils avaient à faire. Rien que des petits mots comme cela, cela me rend très fière. J’étais heureuse pour eux. Je souhaite la réussite de tout le monde. Et je suis trop contente si, un peu grâce à moi, ils se disent : « Pourquoi pas moi aussi ? ». Je trouve cela génial qu’ils vivent le même bonheur que moi.
Et on t’a vu donner de ta personne en tribune.
Après ma médaille, que ce soit dimanche, lundi, mardi, je suis retournée sur le stade pour crier sur tout le monde. On n’avait pas beaucoup de supporters français. Et quand tu vois le clan bleu, enfin on était le clan rose en tribunes (rires). Cela fait toujours plaisir de se sentir soutenue. Cela peut faire la différence sur 1 %. Mais c’est toujours 1 % de plus.
À six semaines des JO, est-ce que tu envisages la médaille à Paris ? Et est-ce que tu l’envisageais déjà avant ?
Je voulais être aux Jeux. Pour tout sportif, participer aux Jeux Olympiques, encore plus cette édition-là à la maison, cela va être quelque chose d’incroyable. C’est une fête qu’il ne faut pas manquer. Je partais aux championnats d’Europe pour faire les minima. Être sûre de ne pas rater ce rendez-vous de la vie. Même en ayant fait ce que j’ai fait à Rome, je ne me mets pas la pression sur une médaille à Paris. Si j’ai quelque chose à jouer, ne vous inquiétez pas que je vais aller la croquer la médaille. M’accrocher et tout donner. Je pars pour un bon 100 m haies… Cette fois-ci, je serais peut-être en série 1 (rires). Puis on verra bien la suite. Mais je compte bien donner de ma personne.
Auriana Lazraq-Khlass : « Personne ne veut rater le rendez vous de Paris »
Au-delà des 16 médailles, on voit beaucoup de records personnel à Rome, comme depuis le début de saison. Le fait que les JO soient en France, cela vous apporte un surplus de motivation ?
Si on parle de Rome, je pense qu’il y a eu une effervescence incroyable. En plus de cela, on a un collectif qui est très soudé, beaucoup dans le partage. C’est un gros plus qui s’est fait sentir sur ces championnats d’Europe. C’était peut-être un peu moins le cas avant, avec plus d’écart de générations. On a été rassemblé derrière ce collectif. On se mélangeait à table, on discutait sur nos objectifs et nos vies. Passer ces petits moment sur et en dehors du stade, cela nous a boosté comme jamais. En ce qui concerne l’athlétisme français, bien sûr que, comme on joue à la maison, personne ne veut rater ce rendez-vous. On met tout en place et on va tout donner. Les gens sont en mode : « Ca passe ou cela casse ». Mais l’envie est décuplée.
Ton heptathlon est à peine terminé, mais est-ce que tu t’es ciblée des axes de progression d’ici à Paris ?
Ouais carrément. On a déjà fait le point avec le coach, autour de la traditionnelle bière d’après hepta (rires). Sur le programme des prochaines semaines. Bien sûr, j’ai l’impression d’avoir fait l’hepta parfait. Ce qui était le cas. Mais quand on regarde chaque épreuve, il y a toujours des petites choses qui peuvent être améliorées. J’espère refaire la même chose mais en mieux.
On se replonge dans le passé. Il y a deux ans, tu étais en galère, sans pouvoir faire de saison. Qu’est ce que la Auriana de 2024 aurait à dire à celle de 2022 ?
Pas de ne pas lâcher, car elle le sait déjà. Mais de vraiment regarder plus loin et s’investir un maximum. De profiter des gens qui sont autour d’elle, pour l’accompagner là où elle le veut.
Et quel est la différence entre la Auriana de 2022 et celle de 2024 ?
La confiance. J’ai beaucoup travaillé avec mon psychologue du sport sur le fait d’avoir ma place et sur ce que je suis. Cette assurance-là, je ne l’avais pas avant. C’est le fondement d’un athlète de très haut-niveau.
Auriana Lazraq-Khlass : « Il faut accompagner les athlètes, y compris ceux qui ne sont pas des talents purs »
Et est-ce que le regard des gens sur toi a changé ?
Oui c’est le cas, il y a beaucoup plus de gens qui me regardent et qui m’admirent. Mais personnellement, cela me rend juste très heureuse. Je n’ai pas changé ma manière d’être pour autant.
C’est fou de voir comment cela peut aller vite ?
C’est un truc de ouf comment cela va vite. Mais j’ai aussi crée mon opportunité. Ce n’est pas arrivé de nul part. Après, peut-être que j’ai toujours eu ce potentiel-là et que cela a peut-être mis plus de temps, par rapport aux gens qui s’exprimaient dans les catégories jeunes. J’ai peut-être juste raté le premier train. Et j’arrive avec le deuxième (rires).
Finalement, est-ce qu’il ne faut pas laisser du temps au temps aux athlètes ?
Il y a énormément de choses à dire dessus. Je pense que mettre la pression aux athlètes, cela ne réussira jamais. Il faut nous laisser nous exprimer et nous accompagner dans ce qu’on a envie de faire. Sans nous forcer, nous restreindre. Ce ne sont pas des choses qui mènent à une bonne réussite. Aussi bien en termes de résultats qu’en termes humain. Bien sûr, il y aura toujours de gros talents. En France, on a un vivier énorme de talents.
Ce que je trouve dommage, c’est qu’on en voit peut-être 10 %. Ce serait incroyable de réussir à amener les 90 % restants au niveau où je suis actuellement. Pour cela, il faut écouter, réussir à accompagner. Y compris ceux qui ne sont pas des talents purs. Voir l’investissement que ces gens veulent mettre. Je n’ai jamais arrêté, cela fait 19 ans que je fais de l’athlétisme. Et j’arrive seulement à mon niveau. Et peut-être que le meilleur est à venir. Il faut voir l’ensemble !
Auriana Lazraq-Khlass : « Il faut nous laisser notre chance »
Tu émerges au plus haut niveau, pile au moment où, en France, le niveau global de l’heptathlon grimpe.
C’est clair et je suis trop contente qu’on ait ça. Là, je suis championne de France, mais il n’y avait que Célia et moi. L’an prochain, j’ai juste envie qu’on soit toutes là aux championnats de France et de gagner parce que je suis la meilleure de toutes et pas parce qu’il manque du monde (rires). Mais pour revenir à la question, il faut nous laisser notre chance et que la FFA nous laisse notre chance. Je serai aux JO parce que la fédé, l’année dernière, a fait le choix de m’emmener aux championnats du monde. Sans cela, je ne serai pas là. J’aimerais qu’on soit plein dans mon cas.
C’est le reflet d’une densification en France et pas qu’en heptathlon.
C’est énorme ce qui est en train de se passer. On parle souvent de cycles et on arrive dans un très gros cycle de performance en France. Il va y avoir énormément de niveau sur beaucoup de disciplines. L’athlétisme a de belles années à venir.
C’est dommage de ne pas voir cette bagarre à Angers sur les épreuves combinées.
C’est un choix qui a été réfléchi, on nous a demandé à nous athlètes. Mettre nos Élites en mai, c’était aussi pour réussir la qualification aux Europe. Qui peuvent nous permettre de nous qualifier aux Jeux.
Puis faire Rome, Angers et Paris, en six semaines, c’est dur.
Je serais à Angers. Pour le poids, le javelot, le 100 m haies et le 200 m.
C’est vrai que tu peux t’exprimer dans pas mal de disciplines
(Elle rit) Oui j’ai de la chance de m’être qualifiée sur six de mes sept épreuves.